Le Pourquoi pas - 2012, Page 31
Un des plus grands photo-
graphes islandais, Ragnar
Axelsson, auteur du livre
« Last days of the Arctic »
raconte son processus de
création photographique,
sa relation privilégiée à l’Is-
lande, et la nécessaire mise
en avant de la région Arc-
tique dont les changements
climatiques sont alarmants.
Comment la photographie est-
elle arrivée dans votre vie?
J’ai étudié en Islande. Quand
j’avais 22 ans, j’ai passé plu-
sieurs semaines avec Mary
Ellen Mark, une amie, à New
York. On allait dehors photo-
graphier et on débattait. Elle
est merveilleuse. Elle est telle-
ment passionnée par ce qu’elle
fait, elle ne s’arrête jamais.
Cette période a été comme un
« coup de pied au cul ». Je pen-
sais être bon quand, tout d’un
coup, elle me fait réaliser que
non. J’étais persuadé que je
pouvais me satisfaire des pho-
tos que j́ avais mais elle me di-
sait ‘ne t’arrête pas, continue’.
Lorsque je photographiais
pour mon livre « Last days of
the Arctic » j’étais au Groen-
land et il faisait horriblement
froid. Je suis resté là-bas pen-
dant trois semaines. Il y avait
toujours cette petite voix dans
ma tête qui me disait ‘ne t’ar-
rête pas de photographier’.
Mary Ellen Mark est votre
modèle ?
Pas vraiment. Je regarde son
travail et j’en tire des idées. Je
ne veux pas essayer de la co-
pier. Je vois une image et cela
me donne des idées. J’ai été très
inspiré par Mary Ellen Mark
mais elle utilise des techniques
différentes, elle utilise beau-
coup d’assistants avec elle, ce
n’est pas mon cas.
Je n’ai pas fini mes études car le
studio a fermé. Il faut avoir un
master pour finir ses études et
je n’ai pas réussi à en avoir un.
A ce moment-là, j’étais dans un
dilemne : être pilote d’avion
ou bien photographe car j’ai
aussi une formation de pilote.
C’est ma passion depuis tout
petit. Quand j’avais cinq ans,
je voulais être pilote. Je sautais
depuis le toit de ma maison
et j’essayais de voler à l’aide
du tablier de ma mère. Je me
suis cassé tous les os du corps
! J’étais dans une ferme quand
j’étais petit et j’ai commencé
à prendre les fermiers en pho-
to. Tous les ans, mes parents
m’envoyaient dans une ferme,
Kvísker. Il y avait une rivière et
j’ai construit un bateau avec un
tonneau. Je faisais du rafting
avec quand la pluie tombait,
c’était très drôle !
Je lisais des vieux magazines
comme Paris Match, tout ce
que je pouvais obtenir. Tout
le monde me rapportait des
magazines de photographies.
J’étais fou d’images, obsédé.
Quels sont les photographes
que vous admiriez à cette
époque ?
Aux Etats-Unis j’aimais Eu-
gene W Smith et Ernst Haas
en Suisse.
Comment était la photogra-
phie en Islande lorsque vous
avez commencé ?
Il y avait quelques bonnes pho-
tographies mais en très petit
nombre. Dans les médias, les
photos ont toujours été très pe-
tites et le texte plus important.
Vous pensez que c’est encore
le cas aujourd’hui?
Nous vivons à l’époque des
images, des médias visuels. Par
exemple on ne peut montrer
une éruption volcanique qu’à
travers une image. Bien sûr
on peut écrire un texte mais
il faut surtout montrer une
image. Les journaux islandais
n’ont jamais vraiment donné
d’importance à la photogra-
phie comme c’est le cas dans de
bons magazines ou journaux.
La photographie n’a jamais été
ce qu’elle devrait être.
Comment avez-vous trouvé
votre travail au Morgunbladið
(plus grand quotidien national) ?
C’était assez drôle. J’ai deman-
dé à mon père s’il pouvait me
trouver un job étudiant mais il
n’a appelé personne alors j’étais
en colère. J́ ai pris le bus. J’ai
foncé aux bureaux du journal.
J’ai rencontré le chef du service
photo qui m’a demandé ce qu’il
pouvait faire pour moi ce à
quoi j’ai répondu « Rien. Ah si
je cherche un travail ». Je vou-
lais juste être payé. J’ai com-
mencé par prendre des photos
pour le service des sports. Je
crois que j’ai fait les meilleures
photos d’évènements sportifs !
De toutes façons il n’y avait pas
de travail en tant que pilote !
J’ai décidé de travailler unique-
ment au journal.
Comment avez-vous rencontré
ces personnes photographiées
au Groenland ?
Cela m’a pris vingt-cinq ans
pour photographier le Groen-
land. Je l’ai fait en noir et
blanc. Je ne réalisais pas qu’il
se passait quelque chose là-bas
mais ensuite j’ai été obsédé par
l’idée de faire un sujet là-des-
sus. Ils ont du pétrole donc ils
sont peut-être les peuples les
plus riches du monde ! C'est un
pays plein de ressources mais,
à cause du changement clima-
tique, les habitants qui vivent
principalement de la chasse ne
peuvent plus s'aventurer sur la
glace.
J’ai gagné leur confiance, ils
m’ont laissé venir. La première
fois que j’y suis allé, ils étaient
bourrés. Les héros de mon livre
étaient bourrés ! Moi je me suis
abstenu...
Pourquoi la majorité de vos
projets est tournée vers la ré-
gion Arctique ?
Vivre en Islande et me rendre
en Afrique lors d ún fait divers
c’est comme concourir aux
Jeux Olympiques et arriver
alors que la course avait lieu
hier. Je me suis donc rendu
dans le Nord, à un endroit
où personne n’allait et c’était
comme un défi puisqu’il fai-
sait tellement froid, c’était si
difficile. Il faut être fort, se
concentrer sur ce que tu as en
tête. Les clichés pris dans des
conditions climatiques diffi-
ciles sont parfois les meilleurs
parce qu’il n’y a personne. On
ne montre pas assez la réalité
et ces images ont besoin d’être
montrées dans des magazines.
Au lieu de cela, on montre des
images de gens connus alors
que certains d’entre eux ne
savent même pas eux-mêmes
pourquoi ils le sont.
Si vous n’aviez pas été publié,
par exemple pendant dix ans,
vous auriez gardé cette vision
idéale ?
Au début, personne ne vou-
lait mes photos du Groenland
parce qu’elles étaient en noir et
blanc. Je fais ce que je veux.
En quoi le fait d’être Islandais
a-t-il influencé votre proces-
sus de création ?
J’ai été élevé dans la nature.
J’aime la nature. Tu com-
mences par aimer la beauté de
ton pays. Cela me rend triste
parfois de voir que les gens ne
réalisent pas que c’est un tré-
sor, pas seulement pour eux
mais pour le monde entier.
La lumière ici est spectacu-
laire, elle est tellement chan-
geante.
Mon ami dit que j’ai des photos
de tous les gens édentés ! Toutes
ces vieilles personnes, elles se
moquaient de la manière dont
elles étaient habillées, elles
travaillaient, elles étaient sales
et elles s’en moquaient ! J’ai-
mais photographier ce genre
de personnes.
C’est comme le vieil homme à
barbe que j’ai pris en photo –
qui fait la couverture du livre
‘Faces of the North’-, la pre-
mière fois que je l’ai rencon-
tré, il était brutal mais nous
sommes devenus de très bons
amis car je n’arrêtais pas de
revenir le voir. Il a même voulu
me donner sa ferme, ce que j’ai
refusé en lui disant qu’il avait
de la famille. A la fin de sa vie,
il ne mangeait plus -il est mort
à l’âge de 82 ans- et je me sou-
viens que quand je passais près
de chez lui, je déposais un peu
de nourriture. Il me faisait
confiance.
Il faut gagner la confiance des
gens pour photographier. Pho-
tographier une personne sans
ś intéresser à elle, ć est du vol.
Quand vous avez offert votre
livre à ce vieux monsieur il l’a
refusé ?
Oui parce qu’il n’aimait pas
tous les médias autour mais
quand ils sont partis il a pris
le livre. On ne pouvait jamais
savoir comment il allait réagir !
Pensez-vous que l’Islande soit
un bon endroit pour être pho-
tographe ?
Je ne pense pas, non. Je crois
qu’il vaut mieux être d áilleurs
et venir photographier ici. Je
vois tellement l’Islande qu’il y
a des choses qui m’échappent.
L’Islande c’est parfait pour les
paysages.
J’embête mon ami qui est un
photographe de paysages en lui
disant que les montagnes se-
ront encore là dans 5 000 ans,
donc tout le monde peut les
photographier ! Je lui dis qu’il
devrait aussi photographier des
gens.
Tu ne penses pas aller vivre
ailleurs un jour ?
Il y a une chose en Islande que
j’aime vraiment: la liberté. Et
la nature. C’est chez moi ici.
J’aime voyager mais pour tou-
jours revenir. Si le système
était meilleur ici, cela serait le
pays parfait. Et si on pouvait
changer la météo également…
Par Virginie Le Borgne
Photo : Virginie Le Borgne et
forlagid.is
Rencontre No31
L'œil
d R x
«Il faut gagner la
confiance des gens
pour photographier.
Photographier
une personne sans
s íntéresser à elle,
c ést du vol.»