Le Pourquoi pas - 2012, Qupperneq 22

Le Pourquoi pas - 2012, Qupperneq 22
Árbakki, le hameau, n’est plus qu’un souvenir éphémère...Un tremblement de terre a tout détruit, les maisons, les serres, les hangars. En place et lieu du hameau a été édifié un centre équestre. Le hameau n’existe désormais que dans la mémoire de ceux qui l’ont connu. Com- bien sont-ils ? Ils devraient se compter sur les doigts des deux mains, mais peut-être que leur nombre se réduit à une poi- gnée. Souvent j’ai l’impression, sans doute fallacieuse, d’être le seul à garder en mémoire l’Ár- bakki du passé et la mosaïque de visages de ses habitants. Tant de fois, pendant des décennies, je suis retourné par les sentiers de la mémoire, les traverses de l’imaginaire, dans Árbak- ki.  J’en connais la topographie, les moindres détails. Je revois la rivière qui serpentait en contre- bas de la maison des Thors- teinsson. Je revois la fumée qui s’élevait   en volutes de la che- minée de la maison de maître du voisin fortuné. Je distingue clairement la masse bleutée au loin du volcan Hekla. Je me retrouve habillé d’une parka islandaise, chaussé de bottes de caoutchouc, poussant une brouette remplie de fumier vers l’une des serres. Un paysage de neige. Un paysage cher au cinéaste Ingmar Bergman. Des poneys dans un enclos. Un trac- teur sous un hangar. Une vie au ralenti. La vie à l’islandaise. Noël 1964, Serge débarque à l’aéroport de Reykjavík d’un avion à hélices en provenance de Glasgow, sans un sou en poche. La neige est partout. L’obscurité omniprésente. Serge ne sait pas ce qu’il l’attend. Mais il fait partie de ceux qui n’hésitent pas à sauter dans l’inconnu avec le sentiment qu’ils n’ont  plus  rien à perdre parce qu’ils ont déjà presque tout perdu. 21 ans, le regard gi- vré de ceux qui n’ont pas besoin de boire d’alcool pour entrer dans les mirages de l’éthylisme ou les fulgurances de l’oni- risme, prêt à en découdre avec le monde entier. Serge a choisi - du moins le croit-il à l’époque - l’aventure en Islande, en fait c’est l’île de glace et de feu qui l’a attiré à elle comme l’aurait fait un aimant - il en prendra conscience plus tard, mais pour quel dessein? Serge est venu rejoindre à Kopavogur Elisha, un ami d’enfance, époux de la doctoresse Kristin Jonsdóttir, père de la petite Ester. Celui- ci lui a trouvé du travail dans une ferme à une centaine de kilomètres de Reykjavík. Une semaine plus tard, la proprié- taire de la ferme Maria Thors- teinsson, vient le chercher pour le conduire en voiture jusqu’à Árbakki. Maria s’exprime dans un français à l’accent rocail- leux, mais quasi parfait. Elle a la soxantaine inquiète, le corps noueux, le visage sec, les che- veux peut-être teints. Maria Thorsteinsson va se révéler être une personne dotée d’une force de caractère hors du commun, taillée à l’image de ce district d’Árbakki synonyme de « puis- sance et  pureté ». Elle avait vécu à Paris et cô- toyé le peintre Modigliani, passé les affres de la Seconde Guerre mondiale   à Londres. Malgré l’éloignement, Maria continuait à officier comme traductrice pour les services gouvernementaux à Reykjavík. Elle vivait dans cette maison- nette à Árbakki en compagnie de ses deux frères. Þorsteinn, octogénaire, cheveux de jais en dépit de son âge, retraité de la marine marchande. Il avait ravitaillé les républicains espagnols en morue salée ou séchée durant la guerre civile. Et puis Jacob le rouquin, sep- tuagénaire d’aspect frêle, mais avec des mains d’acier. Jacob avait travaillé sur une base de l’armée britannique quand les tommiess occupaient l’île. C’est lui qui dirigeait l’exploitation agricole: deux immenses serres, l’une pour les tomates, l’autre réservée aux fleurs. Pendant l’hiver, Jacob ouvrait les vannes des conduites d’eau volcanique en vue de « brûler » les terres et réparait le vitrage extérieur des serres : de petits carreaux de verre enchevêtrés. Les violents vents hivernaux n’arrivaient pas à le faire vaciller du haut de l’échelle.   Il tenait bon. Petite carrure, mais grande résistance. Þorsteinn et Jacob parta- geaient la même chambre qui ressemblait à une chambre d’hôpital tant elle était austère. Dimanche après-midi, Þors- teinn   sacrifiait à la convivia- lité. Il offrait à Serge tout de suite  après le déjeuner un verre de brandy de qualité et un ci- gare des îles Canaries avant de commencer  avec lui d’intermi- nables parties d’échecs dans le salon. Þorsteinn jouait selon les règles de l’art, Serge improvi- sait au fur et à mesure. Chaque adversaire admirait l’autre. Mais il avait du mal à pronon- cer « Serge », alors, d’un com- mun accord, ils décidèrent que Þorsteinn appellerait   le jeune français de son second prénom « Simon ». Quant à Jacob, il s’était mis l’idée en tête que Serge, aussi peu doué soit-il pour les travaux de la terre, fe- rait  quand même un successeur acceptable lorsque la grande vieillesse viendrait limiter ses mouvements. Dans la foulée, Maria voulut faire de Serge un vrai islandais. Elle s’attela à lui inculquer des rudiments de culture nordique. Pendant ces longues nuits d’hi- ver, Maria interrompait son quotidien pour lire des sagas à Serge. Elle lisait un paragraphe après l’autre, puis les traduisait aussitôt. Peu à peu, Serge devint familier d’Eric le Rouge, de Leif Ericson, des Sagas et Eddas,  de la mythologie nordique. Les expéditions guerrières   des Vikings meublaient le silence de la nuit. Leur fureur, leur ruse, leur goût de la liberté résonnaient à l’infini dans ses oreilles jusqu’à frapper son imagination. Se développait alors en lui un sentiment d’ap- partenance. Maria scandait le texte, elle le faisait vibrer. Elle le vivait de l’intérieur. Elle fit visiter à Serge - dans le but de le rapprocher encore de ce qu’elle espérait être sa nouvelle patrie - Þingvellir, le site de l’antique parlement viking à ciel ouvert, également l’église de Skálhot où devait se façonner l’identité nationale islandaise. Le premier heurt entre Maria et Serge intervint à propos de la fille du maire du hameau, le riche propriétaire terrien. La fille âgée de 16 ans, interne dans un lycée régional, était tom- bée enceinte. Maria se disait « scandalisée ». Serge, déjà por- teur des germes de mai 1968, relativisait : « Ce n’est pas aussi dramatique Maria ! ». Elle prit la mouche. Elle ne lui parla pas pendant au moins une semaine. Elle appartenait à une autre gé- nération, qui ne pouvait envisa- ger que l’imagination et le res- pect d’autrui puissent un jour prendre le pouvoir. Deuxième prise de bec, à propos d’une jeune allemande au pair dans une famille de fermiers des environs. La jeune allemande avait fait des avances à Serge et l’avait invité à lui rendre visite sur un ton prometteur. Maria, mise au courant par la famille de fermiers, était intervenue bruyamment : « Ce n’est pas une fille pour toi! ». La réplique de Serge fut instantanée : "De quoi je me mêle!". Cependant, Maria intrigua si bien que le rendez-vous avec l’ alle- mande   aux formes généreuses n’eut jamais lieu. Serge en vou- lait à Maria, il ne comprenait pas un tel comportement. De son côté Maria prit conscience que Serge n’était pas de ceux qui plient l’échine. Au lieu de voir ce qui les rapprochait, elle ne voyait dorénavant que ce qui les différenciait. Serge logeait dans la chambre d’hôte. Une chambre confor- table,  bien meublée. Par la baie vitrée, il avait une vue sur les méandres de la rivière. C’était la seule source d’eau potable des habitants d’Árbakki. L’eau du robinet, comme celle de la douche, dégageait en effet une très forte odeur d’oeufs pour- ris. Cette eau du volcan   était pourtant  employée par la quasi totalité des habitants d’Ár- bakki pour leurs ablutions . Aujourd’hui seuls les poneys viennent s’abreuver à la rivière. Un jour où Jacob avait ouvert les vannes d’eau volcanique bouillante en vue de   rendre plus friable le sol gelé d’une des serres, Serge poussa sou- dain un grand cri de douleur. Par un trou minuscule d’une de ses bottes en caoutchouc l’eau s’était infiltrée, lui infli- geant une brûlure au pied du troisième degré. Un médecin fut appelé à la rescousse. Ti- gnasse blonde, de type norvé- gien, il s’exprimait cependant couramment en espagnol. Il l’avait appris en soignant des pêcheurs de la péninsule ibé- rique malades ou blessés sur leurs embarcations au large des côtes d’Islande. L’espagnol devint la langue de communi- cation entre eux. Le medecin lui prescrivit une période d’im- mobilisation de deux semaines et des compresses d’eau tiède. Tout le long de plusieurs décen- nies  Serge porta au pied droit la cicatrice de cette profonde brûlure. Comme une marque indélébile d’attachement à Ár- bakki. Chaque mois de février, les fer- miers et agriculteurs du district se réunissaient pour une soirée festive dans la salle commu- nale. Ils arrivaient en famille, trimbalant leurs victuailles dans une espèce de meuble en bois et quelques bonnes bou- teilles de Brennivín (le tord- boyaux local). Beaucoup de femmes revêtaient pour l’occa- sion l’habit ancestral et por- taient la coiffe   traditionnelle. Les gens se congratulaient, se tapaient dans le dos, s’annon- caient des nouvelles familiales comme une naissance, un dé- cès. Il régnait dans la salle une atmosphère rabelaisienne. Cela ressemblait aussi à une pein- ture de primitif flamand. Une réunion paysanne qui sentait bon les orgies gastronomiques du   Moyen-Age. Les rires se déversaient en cascades. Et sur la scène se produisaient des artistes amateurs. Un prestigi- tateur dont les tours de passe- passe étaient à ce point cousus de fil blanc, les astuces à ce No22 Découverte / Histoire Árbakki ma mémoire - l aga d’Árbakki «Souvent j'ai l'impression, sans doute fallacieuse, d'être le seul à garder en mémoire l'Arbakki du passé et la mosaïque de visages de ses habitants. » «Le temps s'effilochait à Arbakki au rythme des événe- ments fami- liaux, des conditions climatiques.»

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