Le Pourquoi pas - 2012, Side 23
point visibles, que cela frôlait le
ridicule. Mais personne ne s’en
souciait. Un chanteur d’opé-
rette entrait sur scène à moitié
ivre. Sa voix déraillait de temps
à autre. Mais personne ne lui en
faisait la remarque. La bonne
humeur devait toujours avoir le
dessus. Les jeunes en âge de se
marier faisaient connaissance.
Les filles se faisaient belles, les
garçons se montraient auda-
cieux et titubants sous l’effet de
l’alcool.
Le temps s’effilochait à Árbak-
ki au rythme des événements
familiaux, des conditions cli-
matiques. Dans une des mai-
sons du hameau résidait un
colosse au visage barré d’une
moustache. C’était un saison-
nier. Il vendait sa force de tra-
vail aux Thorsteinsson pour
les travaux agricoles les plus
pénibles. Lui et Jacob s’enten-
daient à merveille. Maria lui
préparait un café plus fort qu’à
l’accoutumée. Il venait égale-
ment saluer Þorsteinn dans le
salon et y boire un petit verre
de Brennivín. Quand Maria
devait acheter quelques pro-
duits d’entretien ou des médi-
caments, elle se rendait dans
la petite ville la plus proche,
Laugaland. Elle incitait Serge à
l’accompagner. Les deux déam-
bulaient dans la localité sous le
regard curieux des habitants du
cru. Elle savait aussi pouvoir y
rencontrer le colosse au détour
d’une ruelle. Elle avait parfois
la langue bien pendue Maria,
mais parfois aussi, elle se refer-
mait sur elle-même comme une
huître. Elle parlait aux com-
merçants, qui l’interrogeaient
sur la présence à ses côtés de
ce jeune inconnu. Elle répon-
dait rarement à leurs questions,
mais Maria avait une qualité
précieuse, elle savait écouter.
Au mois de mars la neige tom-
bait drue. Brusquement, Maria
créa la surprise en apprenant
à Serge : « A une vingtaine de
kilomètres d’ici réside dans
une ferme isolée une Française
mariée à un Islandais, voudrais-
tu la rencontrer? ». Serge ne
pouvait qu’acquiescer. Maria
monta une véritable expédi-
tion polaire en vue de lui per-
mettre d’atteindre la ferme en
question dans le désert blanc
de l’hiver islandais. Il fallait en
effet deux Land Rover. Si l’une
tombait en panne, les passa-
gers devaient pouvoir monter
dans la deuxième pour conti-
nuer la route. A cette époque
pas de téléphone portable, ni
de téléphone satellite. Il fallait
également prévoir un stock de
produits alimentaires et une
trousse d’aide d’urgence en
cas de pépin grave. C’est dans
une terrible tempête de neige,
qui balayait le paysage, que les
deux véhicules tout-terrain
s’éloignèrent d’Árbakki. La vi-
sibilité était quasi nulle. Le co-
losse, au volant de la première
Land Rover, ouvrait le chemin.
Il était prudent et roulait len-
tement. Pour la première fois,
il ne paraissait pas aussi sûr de
lui.
Le chemin de terre battue, re-
couvert d’une épaisse couche
de neige, débouche soudain
sur la ferme. Elle nous atten-
dait, le nez collé à la vitre d’une
fenêtre. Elle avait découvert du
regard les deux véhicules qui
s’approchaient. Elle se précipite
dehors, le sourire aux lèvres,
puis nous fait entrer dans le
salon- salle à manger. Elle a
le teint mat, les yeux ardents,
une expression dans le visage
qui oscille entre naïveté et in-
telligence. Les visiteurs, aussi
emmitouflés soient-ils, sont fri-
gorifiés. « Je suis Liliane », dit-
elle en serrant la main de Serge.
L’emploi du français lui délie
la langue. Avec son mari Njáll,
elle ne parle que l’anglais. Elle
s’active dans la cuisine à faire
chauffer le café et à déposer des
petits gâteaux secs dans un plat
tout en continuant à s’entre-
tenir avec Serge comme s’ils
s’étaient toujours connus. Elle
souffre apparemment de soli-
tude. Njáll fait irruption dans
le salon. C’est un Viking à la
musculature impressionnante.
Il a une vingtaine d’années de
plus que Liliane, mais, ni elle,
ni lui, ne semblent gênés par
cette différence d’âge. Com-
ment se sont-ils rencontrés?
Liliane, en randonnée solitaire,
avait simplement demandé à
Njáll Þoroddsson l’autorisa-
tion de planter sa tente dans le
jardin. Njáll avait dit oui. Puis
la nature avait fait le reste. Ils
s’étaient mariés à Paris avant de
faire le tour du monde. Ensuite,
retour en Islande avec le projet
de faire de leur ferme un petit
coin de paradis.
Serge n’a jamais revu Liliane.
Pourtant, il a conservé l’image
d’une femme vulnérable, fra-
gile. Revenu faire un repor-
tage en Islande pour un jour-
nal suisse, il devait apprendre
que Liliane et Njáll avaient
divorcé. Njáll, atteint d’une
tumeur cancéreuse au cerveau,
était hospitalisé à Reykjavík. Li-
liane était à ses côtés pour lui te-
nir la main avant que la mort ne
se l’approprie. Ensuite, c’était
au tour de Liliane de mourir
d’un cancer. Elle fut incinérée
dans le Massif Central. La série
noire devait se poursuivre avec
la mort de leur fils adoptif. De
toute évidence les dieux de la
mythologie nordique n’avaient
pas su les protéger. Toutefois,
Liliane avait écrit un livre de
souvenirs avant de disparaître.
Un livre sans doute publié à
compte d’auteur puisque in-
trouvable en France. Heureu-
sement, il avait été traduit en
islandais. Les trois exemplaires
qui subsistent se trouvent à
la bibliothèque nationale à
Reykjavík, sous le nom de l’au-
teur: Liliane Zilberman. A la
fin de sa vie Liliane s’était mise
à l’apprentissage de la langue
islandaise. C’était pour elle
vraisemblablement un signe de
fidélité et une preuve d’amour.
Malgré ses états dépressifs, elle
n’avait jamais renié sa décision
d’avoir mis le cap sur l’Islande.
Ses parents n’avaient pas com-
pris ce choix, mais elle savait
pourquoi.
Maria Thorsteinsson, quant
à elle, puisait dans les photos
jaunies de son enfance et de
sa jeunesse la force d’affronter
le spectre de la vieillesse. Elle
n’arrivait plus à se suppor-
ter, elle avait encore moins de
patience pour les autres. Dans
ce contexte, Serge avait le don
de l’exaspérer. La façon dont il
disait oui à la vie contredisait le
non qu’elle lui opposait. Maria
était obnubilée par l’approche
du déclin, elle craignait pour
ses facultés mentales, elle appré-
hendait la dégradation de son
apparence physique. Le jeune
français plein de fougue, qui
arpentait Árbakki en terrain
conquis, l’énervait de plus en
plus. Il allait apparemment lui
survivre, elle enrageait à l’idée
de cette éventualité. En plein
mois de juin lorsque la nature
s’épanouit de manière exubé-
rante sous le soleil de minuit,
elle lui décocha sur un ton
amer : « Tu nous coûtes trop
cher et tu nous rapportes trop
peu. Nous devons nous séparer
de toi ». Jacob surtout avait du
mal à cacher sa peine. Þorsteinn
resta muet, mais son regard ex-
primait de la perplexité. Maria
comprit très vite que ses paroles
avaient dépassé ses intentions.
Pour se rattraper, elle propo-
sa à Serge de lui trouver un
emploi dans une des pêcheries
de la côte. Il accepta. Quelques
jours après, Maria lanca à la
cantonade : « Serge est attendu
lundi prochain à la pêcherie ».
Le soleil brillait. Dans le ciel
bleu quelques nuages filan-
dreux lézardaient. Avant de
monter dans le camion qui
devait le transporter jusqu’à la
pêcherie, Serge s’approcha de
Maria pour lui faire ses adieux.
Elle avait les yeux secs, mais
les mains moites. Elle jouait
l’indifférente, en fait elle était
ébranlée. Elle lui dit d’une
voix étouffée : « Tu vas nous
manquer ». Serge resta silen-
cieux. Pendant ces mois passés
dans l’exploitation agricole des
Thorsteinsson, il avait su s’en-
rober d’une carapace. Il n’était
plus le même. Le mode de vie
nordique avait déteint sur lui.
Il avait redressé sa colonne ver-
tébrale. Il regardait la vie droit
dans les yeux. Jacob lui donna
l’accolade, Þorsteinn un cigare.
Le chauffeur du camion s’im-
patientait. Serge se retourna
pour lancer un ultime regard
sur Árbakki. Il ne savait pas
qu’il lui faudrait un demi-siècle
pour y revenir. Il ne savait pas
non plus qu’à son retour il dé-
couvrirait que le hameau avait
été totalement détruit par un
séisme. C’est au moment de
prendre place dans le camion
que Maria lui fit une timide ca-
resse au visage - une esquisse de
caressse. Ce geste avait de la si-
gnification. Serge ne l’a jamais
oublié. Le camion démarra, prit
la direction de la mer. Le chauf-
feur lui tendit son paquet de
cigarettes, Serge en prit une. Il
fumait nerveusement...
Quelques mois plus tard, Serge
reçut par la poste un colis des
Thorsteinsson. Des friandises,
des chaussettes de laine. Il télé-
phona à Maria pour la remer-
cier. Il y avait de nouveau de
la tension entre eux. Elle lui
rappela d’une voix autoritaire
que le sac de couchage qu’elle
lui avait prêté devait passer au
pressing avant de lui être rendu.
Serge promit de le faire, mais il
ne fit rien. Le sac de couchage
était dans un tel état de saleté et
de délabrement dans le dortoir
de la pêcherie qu’il n’était bon
que pour la poubelle. Comment
l’expliquer à Maria ? Il n’expli-
qua rien. C’est ainsi que prit fin
toute relation épistolaire entre
eux, tout contact téléphonique.
Serge éprouvait le besoin de la
joindre au téléphone. Mais il
n’osa pas. Elle non plus ne prit
aucune initiative, elle ne cher-
cha pas à rétablir le dialogue.
Cette étrange relation tourna
court. De temps en temps, par
le biais d’Elisha, il recevait des
nouvelles d’Árbakki. Il apprit
que Maria faisait des séjours de
plus en plus prolongés à Reyk-
javík. Pour quels motifs ? Il ne
voulait pas le savoir. En dépit de
la cadence endiablée du travail
dans l’usine de poissons, Serge
se mit à rêver. Le hameau faisait
son entrée dans le domaine oni-
rique. Il allait s’y lover durant
une grande partie de sa vie et
tisser la trame d’une saga.
Maria est enterrée dans un ci-
metière de Reykjavík. La pierre
tombale, à l’abandon, était re-
couverte de ronces. Il a fallu les
couper les unes après les autres
pour que réapparaisse enfin
en pleine lumière l’inscription
lapidaire : « Maria Thorsteins-
son ». L’inscription sortait d’un
abysse d’oubli.
Dans la Saga d’Árbakki le dieu
Thor armé de son marteau
n’avait épargné personne. Il
s’était acharné à broyer, concas-
ser, le hameau et les fermes du
voisinage, à anéantir les per-
sonnes qui y vivaient, de ma-
nière la plus cruelle. Il n’avait eu
aucune pitié. Sa furie destruc-
trice était sans limite. De quoi
Thor cherchait-il à se venger ?
Pourquoi tant de vindicte ?
Par Serge Ronen
Photo : Lea Gestsdóttir Gayet
No23
«Il ne savait
pas non plus
qu'à son retour
il découvrirait
que le hameau
avait été tota-
lement détruit
par un séisme.»