Islande-France - 01.10.1948, Page 23
ISLANDE - FRANGE
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tristesse. II sentait que le „Pourquoi-
Pas” avait vieilli, mais il savait
aussi que ce serait la derniére fois
qu’il le commanderait, car, atteint
()ar la limite d’áge, il devrait désor-
mais renoncer á ses grands voyages
vers le Nord, sur le bateau fameux.
J’ai vu Charcot pour la derniére
fois le premier aout 1936.
Le “Lafayette” entrait dans cettc
“l>aie des fumées”, le i)ort de Reykja-
vik, ou des nuages bas traínaient
sur des íles longues. Soudaiu, á
quelques encáblures, surgit un batean
blanc, un vapeur á trois máts, trapu
et léger á la fois, qui me donna le
choc des rencontres inattendues.
Je l’avais vu trop souvent mouillé
dans le port de Saint Sfervan, ponr
ne pas le reconnaitre.
Charcot était la, sur le pont, avec
lc commandant Le Conniat. Je le re-
trouvai, sanglé dans son éternelle
vareuse noire, la casquette en ar-
riére, il nons adressait des signes
amicaux. Nous le rejoignimes le
soir, á l’hótel Borg, oú les Islandais
donnaient une féte en son honneur.
Aprés une courte expédition au
Groenland, il était de retour á
Reykjavik le 3 'Septembre, ct des
réparations de chaudiéres l’immobili-
saient jusqu’au 14.
Ce serait á Thora Fridriksson qu’il
reviendrait de conter le diner qu’il
offrit ce soir-lá, dans le carré du
„Pourquoi-Pas“ au consul de France
et á l’admirable présidente de 1’
Alliance Frangaise. Ellc nous dirait,
elle aussi, avec quelle tristesse il lui
murmura en l’aidant á passer son
manteau:
Dire qu’il va falloir abandonner
cela, qui fut toute ma vie.
II ne donne pas encorc á ce mot
“abandonner” le sens tragique qui,
dés le lendemain, sera le sien.
(ie lendemain, 15 Septembre, par
()late, vent nul, mais temps l)as, le
“Pourquoi-Pas” appareille á treize
heures. II part pour Copenhague
qui prépare á Charcot une réception
triomphale. Les mouchoirs de ses
amis islandais s’agitent vers lui sur
la jetée de basaltc noir.
C’est le licu de rappeler combien
Charcot aimait l’Islande. Je l’ai en-
tendu maintes fois attester son af-
fection pour la grande ile. II ad-
mirait la gravité de ses paysages
gigantesques, la majesté sauvage de
ses montagnes et de ses glaciers,
l’élan de ses geysers, et il savait
faire partager cette admiration á
tous ses auditeurs.
Quant aux Islandais, il les com-
parait aux Bretons, á ces Bretons
qu’il acceptait seuls pour former ses
équipages, el ce n’était pas dans sa
bouche un mince éloge. Comme le
Breton, l’Islandais est homme de
mer, ou s’il est agriculteur, il se
bat comme le fait le Breton, contre
une terre ingrate. Ils ont tous deux
le coeur généreux, le méme amour
inné de la justice.
“Quand j’arrive en Islande, disait
Charcot, il me semble que je rentre
á Saint Servan”.
La tragédie du 16 Septembre est
encore trop présente aux mémoires
islandaise, aprés onze ans, pour
qu’il soit nécessaire d’en refaire le
récit. Le “Pourquoi-Pas” pris dans