Gripla - 01.01.2003, Qupperneq 126
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GRIPLA
L’alignement des récits qui véhiculent cette légende sur le schéma des
miracles, au cours des siécles suivants, souligne la perspective nettement
eschatologique dans laquelle ils sont composés. On sait par ailleurs que la
propagation des exempla connut un essor considérable aux XIIC et XIIIC
siécles, parallélement au développement des stratégies de rédemption liées á la
nouvelle configuration de l’au-delá. De tels récits de miracles et de « visions »
sont donc avant tout moraux. Mais ils sont aussi choisis pour les intéressantes
combinaisons littéraires qu’ils rendent possibles.
Dans sa vision, Turpin voit en réve une armée de diables venus chercher
l’áme de Charlemagne. Mais ces diables reviennent les mains vides : au
moment ou ils s’apprétaient á faire pencher la balance du jugement de leur
cóté, un « homme sans téte venu de Galice », c'est-á-dire saint Jacques, a
déposé tant de pierres sur l’autre plateau, racontent-ils, que l’áme fut
finalement prise en paradis. Les pierres de saint Jacques, explique le narrateur,
représentent les nombreuses églises et les monastéres que Charlemagne fit
bátir de son vivant.
Cette histoire livre sa legon á chaque pécheur, en réactivant le motif du
jugement des ámes, symbolisé ici par la pesée. L’image de la balance, et de la
comptabilité des péchés et des bonnes œuvres, remonte certes bien au-delá du
christianisme ; c’est néanmoins une des images-clés de l’Evangile et des écrits
apocryphes. On la rencontre dans tous les récits de vision, comme dans celui
de Turpin, mais aussi par exemple dans la vision de Turchill, ou c’est
l’apótre Paul qui préside á la pesée des ámes. Mais la vision de Turchill se
rapproche encore de la vision de Turpin par son gout du détail amusant, qui
tire le récit vers le conte populaire : ne parvenant pas á sauver l’áme d’un
prétre, l’apótre jette dans la balance un goupillon trempé dans l’eau bénite, et
la violence du geste projette en l’air les poids de l’adversaire, si bien que l’un
d’eux, en retombant, écrase le pied du diable.39 C’est le méme trait d’esprit qui
décrit la colére des diables dans la vision de Turpin. La le§on morale fait donc
sien le précepte qui vaut pour les sermons ad status et pour le drame
liturgique : il faut s’adresser aux individus dans un langage qui les touche, un
langage profane, celui des chansons et des fabliaux.
Le motif de la pesée est également l’illustration frappante et directe d’un
théme récurrent dans les exemples : celui de l’áme sauvée in extremis par
l’intervention d’un saint, d’un apótre, ou d’un protecteur. Dans le cas de
Charlemagne, il s’agit naturellement de saint Jacques (la chronique de Turpin
39 A. Micha, Voyages dans l’au-delá, la Vision de Turchill, pp. 176 et suivantes.