Milli mála - 05.07.2016, Blaðsíða 154
LA LECTURE BOURDIVINE DE L’IDIOT DE LA FAMILLE DE SARTRE
Milli mála 7/2015
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mesure de l’universel, le remplissant sans contestation ; l’écrivain
bourgeois, seul juge du malheur des autres hommes, n’ayant en
face de lui aucun autrui pour le regarder, n’était pas déchiré en-
tre sa condition sociale et sa vocation intellectuelle. Dorénavant,
cette même idéologie n’apparaît plus comme une idéologie par-
mi d’autres possibles ; l’universel lui échappe, elle ne peut se
dépasser qu’en se condamnant ; l’écrivain devient la proie d’une
ambiguïté, puisque sa conscience ne recouvre plus exactement
sa condition. Ainsi naît un tragique de la littérature.
C’est alors que les écritures commencent à se multiplier.
Chacune désormais, la travaillée, la populiste, la neutre, la parlée,
se veut l’acte initial par lequel l’écrivain assume ou abhorre sa
condition bourgeoise22.
Pourtant, bien que pertinente, l’analyse idéologique avancée par Bar-
thes n’explique qu’en partie « comment on devient l’auteur de Ma-
dame Bovary », pour citer encore la formule sartrienne. Tout comme
Pierre Bourdieu, Jean-Paul Sartre s’intéresse au ‘conditionnement so-
cial’ de Flaubert, mais les deux intellectuels français se distinguent
assez clairement l’un de l’autre quand il s’agit de la motivation idéo-
logique qui sous-tend cet intérêt. Pour Sartre, la classe sociale de la
famille du petit Gustave et l’éducation que l’enfant reçoit au sein de
sa famille, sont des facteurs décisifs dans l’analyse dialectique qu’il
nous présente du conditionnement du futur romancier, tandis que
Bourdieu cherche à dévoiler l’espace social conditionnant le milieu
décrit par Flaubert. Et l’orientation esthétique sartrienne le mène à
chercher une explication de la ‘formule génératrice’ qui est la fois
biographique et phénoménologique ; c’est l’estrangement devant les
mots d’autrui du petit Gustave qui ne cessera d’influer l’œuvre du fu-
tur auteur du Dictionnaire des idées reçues. La fascination des mots
d’autrui, notamment des lieux communs, et l’incomparable talent de
les manipuler pour en faire des œuvres d’art originales, ont contribué
à faire de Flaubert un des plus grands romanciers de tout temps. Cet
aspect de ‘la formule génératrice’ de l’œuvre flaubertienne n’est point
pris en considération par Pierre Bourdieu, bien qu’il s’interroge lon-
22 Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Paris : Éditions du Seuil, 1953, p. 7.