Milli mála - 05.07.2016, Qupperneq 160
LA LECTURE BOURDIVINE DE L’IDIOT DE LA FAMILLE DE SARTRE
Milli mála 7/2015
165
porte à constituer les événements ultimes en fins des expériences
ou des conduites initiales […], on admet tacitement que la vie,
organisée comme une histoire, se déroule depuis une origine,
entendue à la fois comme point de départ mais aussi comme
cause première, ou, mieux, principe générateur, jusqu’à un terme
qui est aussi un but. C’est cette philosophie tacite que Sartre por-
te à l’état explicite, en mettant au principe de toute l’existence,
avec le ‘projet originel’, la conscience explicite des détermina-
tions impliquées dans une position sociale38.
On a du mal à croire ses yeux : quelle malheureuse et fautive ‘pré-
sentation’ des positions de celui qui, dans Les Mots (1964), constatait
que, chez lui, l’illusion rétrospective était « en miettes »39 et qui déjà
en 1938, dans La Nausée, sapait ironiquement toute croyance banale
en l’idée que la vie soit « organisée comme une histoire » et se dérou-
lerait comme le prétend Bourdieu dans cette citation ! Voici ce que
dit Sartre en 1938 :
Mais quand on raconte la vie, tout change ; seulement c’est un
changement que personne ne remarque : la preuve c’est qu’on
parle d’histoires vraies. Les événements se produisent dans un
sens et nous les racontons en sens inverse. On a l’air de débuter
par le commencement […]. Et en réalité c’est par la fin qu’on a
commencé. Elle est là, invisible et présente, c’est elle qui donne
à ces quelques mots la pompe et la valeur d’un commence-
ment40.
Donc, ce romancier, philosophe et autobiographe serait capable, par
inadvertance ou par manque de cohérence dans ses travaux, de por-
ter une « philosophie tacite » de l’histoire d’une vie à l’état explicite,
dans l’œuvre qui l’a préoccupé les dernières quinze années – sinon
plus – de sa carrière d’écrivain. L’argumentation bourdivine est loin
d’être convaincante ; elle n’est guère étayée par des exemples de
L’Idiot de la famille, si ce n’est par un seul, d’ailleurs tiré d’un avant-
projet de la monographie, publié dans Les Temps modernes en 1966,
38 Ibid., pp. 263-264.
39 Jean-Paul Sartre, Les Mots, Paris : Gallimard, 1964, p. 210.
40 Jean-Paul Sartre, La Nausée, Paris : Gallimard, 1938, Éd. Folio, 1972, p. 65. C’est
l’auteur qui souligne.