Milli mála - 05.07.2016, Page 213
SARA EHRLING, BRITT-MARIE KARLSSON
Milli mála 7/2015
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cet amour paternel, l’attachement au fils étant toutefois très fortement
marqué :
Lors eneas a qui plus fort chaloit
De son doulx fils car amour le vouloit
Envoya tost achates son messaige
Au port de mer ou est son navigaige
Pour ascagye instruire et advertir
Comment la royne leur faisoit departir
Si grandz honneurs et biens en son demaine
Dont commanda qu[’]en la cite l[’]amaine
Sa seulle cure et sa pensee estoit
En son cher filz la sans plus s[‘]arrestoit
(Les eneydes, trad. Saint-Gelais)
8. Remarques finales :
les choix de l’homme et sa responsabilité
Il ressort des exemples cités ci-dessus que la version réalisée par
Crenne de l’épopée virgilienne tient plus de la version et de
l’adaptation que de la traduction, faisant preuve d’une volonté de
plier le récit à de nouveaux besoins et circonstances. Un thème im-
portant dans l’Énéide de Virgile est la responsabilité morale de
l’homme. Coup sur coup, le destin est opposé au choix de
l’individu48. Énée pleure peut-être la chute de Troie et la mort de Di-
don, mais il est obligé d’accomplir son destin scellé par les dieux, et
fonder une nouvelle Troie sur la péninsule italienne. Ce sort coïncide
avec son devoir envers sa famille et sa patrie, mais la pietas,
48 Wood constate qu’une discussion sur le libre arbitre et la prédestination est pré-
sente également dans l’œuvre précédente de Crenne (non sans quelques tendan-
ces protestantes), mais que l’auteure se garde bien de provoquer la Sorbonne
(Wood, Hélisenne de Crenne. At the Crossroads of Renaissance Humanism and
Feminism, pp. 131-135). Dans Les Angoysses douloureuses, ni la raison, ni le libre
arbitre ne peuvent aider les deux protagonistes à se défaire de l’amour qu’ils res-
sentent l’un pour l’autre, la passion étant trop forte. Cet amour poussé à son pa-
roxysme trouve donc un écho dans la version crennoise de l’Énéide, où la traduc-
trice insiste plus sur la sensibilité des dieux que ne le fait Virgile. Par contre, le
rôle du destin est nettement moins souligné dans les Angoysses douloureuses : si
Hélisenne se plaint de la fortune « aveuglée, depiteuse et ennuyeuse » (op. cit.,
p. 465), la croyance en l’influence des planètes et des étoiles est dénoncée com-
me une « damnable et faulse opinion » (op. cit., p. 477).