Milli mála - 05.07.2016, Qupperneq 214
DIDON ET ÉNÉE DANS LE SEIZIÈME SIÈCLE FRANÇAIS
Milli mála 7/2015
221
l’attachement au devoir dont Énée fait preuve, fait des victimes. La
souffrance de Didon, causée par le départ d’Énée, est, chez Virgile, à
ce point émouvante que le lecteur peut se demander si Énée fut ja-
mais destiné à être un exemple à suivre.
La description de Didon est aussi ambiguë : au début du récit,
elle est décrite comme une reine forte, et une femme qui reste fidèle
à la mémoire de son époux décédé, repoussant les avances d’autres
hommes. Au quatrième livre, elle est victime de son amour pour
Énée, un homme jusque-là étranger, mais qui éveille en elle une pas-
sion qui la conduira jusqu’au suicide. À bien des égards, Didon res-
semble en fait à Énée : elle est une souveraine en fuite qui réussit à
fonder un royaume prospère. Les légendes sur la Didon « historique »
soulignent son caractère décidé et entreprenant, décrivant la manière
dont cette princesse phénicienne trompe ses poursuivants et réussit à
emporter son héritage lors de sa fuite de Tyr49.
Elle négocie avec intelligence et réussit sans avoir recours aux
armes à obtenir des terres pour son royaume par un accord ingé-
nieux. Malgré tous ces exploits, elle finit par se suicider, mais les rai-
sons de cet acte ne sont pas les mêmes que celles de la Didon virgi-
lienne. La Didon de Virgile est donc, comme nous avons pu le cons-
tater, l’égale d’Énée, mais elle est aussi son antithèse, non seulement
en choisissant de négocier plutôt que de mener une lutte armée pour
obtenir des terres, mais surtout lorsqu’elle choisit de mettre fin à sa
vie. Quelle que soit la tradition choisie, Didon peut, comme Virgile
l’exprime, être vue comme une dux femina facti50 : une femme en-
treprenante, qui « conduit l’entreprise »51.
On peut pour terminer constater que la version crennoise de
l’Énéide enrichit la discussion sur la responsabilité de l’individu et sur
49 Pour différentes images de Didon, voir p. ex. Aline Estèves, « La figure de Didon
dans l’Énéide : un ”pré-texte” favorisant la transposition générique opérée par Jo-
delle », dans Evelyne Berriot-Salvadore (dir.), Les figures de Didon : de l’épopée
antique au théâtre de la Renaissance, 2014 (IRCL-UMR5186 du CNRS), et Marie-
Pierre Noël, « Élissa, la Didon grecque, dans la mythologie et dans l’histoire », in
Evelyne Berriot-Salvadore (dir.), Les figures de Didon : de l’épopée antique au
théâtre de la Renaissance, 2014, (IRCL-UMR5186 du CNRS). Les deux textes sont
disponibles sur le lien suivant : http://www.ircl.cnrs.fr/francais/publicationF/-
Actes%20Didon.htm.
50 Aen.1, 364.
51 Énéide, trad. Perret, p. 19.