Milli mála - 2020, Page 99
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FRANÇOIS HEENEN
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27. « Peu après cette entrevue, je rencontrai Ivor Black, une se-
conde fois, à quelque réception au cours de laquelle il m’invita,
en compagnie de cinq autres condisciples, à passer l’été dans
une villa de la Côte d’Azur qu’il venait d’hériter, dit-il, d’une
vieille tante. Il était très saoul, et il parut surpris lorsqu’à la
veille de son départ, sept ou huit jours plus tard, je lui rappe-
lai son exubérante invitation. »18
Le pronom personnel {il} ainsi que le stéréotype que les gens au cours
d’une réception boivent souvent beaucoup trop, nous montrent claire-
ment que {il était très saoul} est un souvenir qui se rapporte à celui
de la réception et de l’invitation formulée par Ivor Black. Nous dédui-
sons de ce rapprochement qu’Ivor Black a invité le locuteur sous
l’emprise de l’alcool et n’a donc pas eu pleinement conscience de ce
qu’il disait. Cette implication doit constituer l’effet cognitif qu’a res-
senti le locuteur en se représentant {il était saoul}.
Les énoncés à l’imparfait sont souvent formulés de telle façon
qu’on les rattache aisément à une situation connue ou facilement in-
férable. C’est le cas très fréquent des phrases complexes dont un des
verbes est à l’imparfait :
9b) Il traversa le pont quand le soleil se couchait.
Le souvenir du coucher du soleil modifie celui de la traversée du pont
en y ajoutant la vision d’une luminosité et d’un paysage particuliers.
Les propriétés discursives et anaphoriques des énoncés à l’impar-
fait, dont nous avons parlé, ne sont pas constantes parce qu’un souve-
nir spontané ne doit pas nécessairement être diffus et généré par un
autre souvenir. Il peut être parfaitement clair et surgir brusquement
à la mémoire du locuteur. Les trois énoncés ci-dessous ne contredisent
donc pas l’image qu’on se fait de la mémoire spontanée :
18b) « Le commandant [...] se jeta sur l’interphone] et hurla qu’il
avait à parler à Mr Chisnutt. Trois minutes plus tard, Mr Chisnutt
se présentait chez le commandant. »
18 Le passage provient de Vladimir Nabokov, Regarde, regarde les arlequins !, Traduit de l’anglais par
Jean-Bernard Blandenier, 10–18, Série « Domaine étranger » dirigée par Jean-Claude Zylberstein,
Fayard, 1974, p. 6.