Milli mála - 2020, Page 108
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MÉMOIRE ET TEMPS DU PASSÉ
10.33112/millimala.12.3
Dans cet extrait de Madame Bovary, on sent bien qu’en communi-
quant cet énoncé, l’auteur pense déjà à une situation différente où les
événements qu’il exprime avec le plus-que-parfait ne sont plus vrais.
En comparaison, le passé simple ne sous-entend rien, la situation est
uniquement celle décrite par l’énoncé :31
40. « elle l’avait aimé avec mille servilités »
41. « elle l’aima avec mille servilités »
Mais dans l’exemple 39, pour identifier cette situation sous-entendue,
l’interlocuteur ne peut pas se baser sur un schéma encyclopédique,
comme il le ferait dans cet autre exemple, dans lequel à partir de
{neiger} on implique aisément {être couvert de neige}:
42. « Ce matin-là, il avait beaucoup neigé. Les enfants étaient
contents de voir plein de neige à leur réveil. »32
Donc ce qu’on appelle l’état résultant est en fait une situation à laquelle
pense le locuteur, mais que l’interlocuteur n’est pas forcément capable
de définir. C’est de lui que dépend le choix d’utiliser des données
encyclopédiques pour faire cette définition, si celles-ci sont suffisam-
ment évidentes et si le résultat de l’inférence lui procure des effets
cognitifs. On en revient donc à la remarque faite plus haut en consi-
dération des exemples 37 et 38, que la décision de l’interlocuteur de
tenir compte ou pas de la situation sous-entendue par l’énoncé au
plus-que-parfait dépend de la pertinence qu’il entrevoit dans cette
inférence. Cette inférence n’est pas communiquée par le plus-que-par-
fait. Ce que ce temps communiquerait par contre, ce serait que le
locuteur se représente cette situation à partir d’une autre situation.
Dans le cadre de l’approche mnésique cela signifierait qu’il récupère
31 Ceci expliquerait l’usage du plus-que-parfait dans l’exemple 13b ici dans cet article p. 94. Un
relecteur anonyme m’a demandé d’expliquer pourquoi on pourrait dire « les passagers descend-
irent. L’avion avait atterri à 20h » alors que « Les passagers descendirent. L’avion *atterrit à 20h
» semble mal formé. La raison est que le passé simple décrit le souvenir de l’atterrissage, qui
comme j’ai affirmé dans l’analyse de cet exemple est supposé déjà être clair à l’esprit du locuteur
quand il récupère celui du débarquement des passagers. Mais le plus-que-parfait sous-entend une
situation qui fait suite à l’atterrissage. Cette situation peut très bien susciter un intérêt particulier
du locuteur, mais le manque de contexte ne permet pas de savoir en quoi il consiste.
32 Voir l’analyse de cet exemple dans Tahara : Usage descriptif, p. 239.