Milli mála - 01.06.2016, Blaðsíða 200
UNE PENSÉE DE L’EAU
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avec le soleil quelque chose que je saurais mal dire [...] ma vie m’ap-
paraissait comme un bloc à rejeter ou à recevoir [...] J’avais besoin
d’une grandeur. Je la trouvais dans la confrontation de mon déses-
poir profond et de l’indifférence secrète d’un des plus beaux pay-
sages du monde. J’y puisais la force d’être courageux et conscient à
la fois »12.
Il est significatif que ce « quelque chose », vécu dans l’expé-
rience d’un paysage, et que l’auteur saurait « mal dire », passe par
le soleil, entre en lui « avec » l’élément du feu. Aussi obscur que
puisse sembler ce témoignage, d’ailleurs relaté dans des termes qui
anticipent la définition que Camus donnera plus tard de l’absurde,
il ne fait que dire pour la première fois ce qui se répétera tout au
long de ses écrits ultérieurs, à savoir cet étrange désir de passer du
côté du monde, de s’oublier pour être le monde. L’endroit dépourvu
de toute figure du salut, du pittoresque au métaphysique, aurait
donc, malgré tout, son envers, mais à condition d’imposer sa loi qui
évoque la parole des éléments : « A cette heure, tout mon royaume
est de ce monde. Ce soleil et ces ombres, cette chaleur et ce froid qui
vient de l’air »13.
S’oublier (« oublieux, oublié de moi-même ») pour passer du
côté des éléments (« je suis ce vent »14), cet aveu ne va que s’affirmer
et se préciser dans les Noces, entièrement consacrées à la découverte
de ces « lieux où meurt l’esprit pour que naisse une vérité qui est sa
négation même »15. Mais si la raison ne suffit pas pour chercher et
trouver l’échelle à partir de laquelle l’homme peut se penser, il fau-
dra en quelque sorte qu’il s’en dépossède, qu’il « abandonne [...] la
petite monnaie de sa personnalité »16 pour trouver hors de soi sa
mesure, son échelle. Car, au fond, c’est bien la non-identité de
l’homme avec lui-même qui pose problème : « Ce n’est pas si facile
de devenir ce qu’on est, de retrouver sa mesure profonde »17.
Le vent qui souffle de plus en plus fort dans la vieille ville de
Djémila sait pourtant donner à l’homme sa mesure : « Dans cette
12 La mort dans l’âme, EE, 94.
13 L’endroit et l’envers, EE, 117.
14 Noces à Tipasa, N, 26.
15 Le vent à Djémila, N, 23.
16 Le désert, N, 66.
17 Noces à Tipasa, N, 14.