Milli mála - 01.06.2016, Blaðsíða 207
ANNE ELISABETH SEJTEN
Milli mála 8/2016 207
avons le temps, oserais-je vous confier... [...] Tiens, la pluie a cessé
! Ayez la bonté de me raccompagner... »46.
Thématiquement aussi, l’eau est au cœur de l’histoire que ra-
conte Clamence, hanté par ce cri qu’il avait entendu troubler la sé-
rénité nocturne de la Seine. N’oublions pas que Clamence est vic-
time de l’eau suicidaire de Paris, et que la « chute », aussi métapho-
rique soit-elle, est avant tout une chute dans l’eau. Comme en té-
moigne la confession finale, la connaissance qu’il a prise en remé-
morant son vécu s’apparente à une leçon donnée par l’eau : « Je
compris alors, sans révolte, comme on se résigne à une idée dont on
connaît depuis longtemps la vérité, que ce cri qui, des années aupa-
ravant, avait retenti sur la Seine, derrière moi, n’avait pas cessé,
porté par le fleuve vers les eaux de la Manche, de cheminer dans le
monde, à travers l’étendue illimitée de l’Océan, et qu’il m’y avait
attendu jusqu’à ce jour où je l’avais rencontré. Je compris aussi qu’il
continuerait de m’attendre sur les mers et les fleuves, partout enfin
où se trouverait l’eau amère de mon baptême. Ici encore, dites-moi,
ne sommes-nous pas sur l’eau ? Sur l’eau plate, monotone, intermi-
nable, qui confond ses limites à celles de la terre ? »47
A la fois insensiblement et subrepticement, le récit des faits se
double ici d’un récit des éléments matériels. C’est l’eau profonde
dont prend acte Clamence, l’eau qui délie et l’eau qui lie, l’eau dans
sa densité ontologique comme force submersible. Plus encore qu’à
L’étranger et à La chute, il revient cependant, nous semble-t-il, aux
six nouvelles de L’exil et le royaume de pousser plus loin cette double
narration. Ainsi ces nouvelles, qui chacune à sa manière bien diffé-
rente des autres racontent l’histoire d’une personne en crise, renfer-
ment-elles en même temps une écriture qui, précisément, évoque la
nature à un niveau élémentaire, la nature des quatre éléments.
Il en va certainement pour Camus d’une certaine pensée dialec-
tique de l’exil, puisque l’autre terme du titre, celui du royaume,
même l’utopique royaume des hommes auquel aspirent certains
personnages « solidaires », n’est réalisable qu’en exil, qu’en soli-
taire, qu’en silence. D’où la fin de la nouvelle sur Jonas, où on dé-
couvre sur une toile du peintre une inscription dont on ne sait pas
46 Ibid., p. 59, 61 et 74.
47 Ibid., p. 114–115.