Milli mála - 01.06.2016, Blaðsíða 204
UNE PENSÉE DE L’EAU
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calité de cette pensée de la nature est telle qu’elle semble fuir le
domaine proprement philosophique. La nature s’arrache à l’argu-
mentation conceptuelle, mais, du même coup, elle poétise et rend
plus souple, jusqu’à la dénoncer, la réflexion philosophique. Si elle
n’est pas déjà entièrement passée du côté du langage poétique, elle
reste décidément en attente d’une élaboration narrative.
2. L’écriture narrative de l’eau
Si la nature est ce qui en Camus empêche la réflexion philosophique
de se figer en système, c’est elle aussi qui empêche sa prose d’em-
brasser le malheureux destin des romans à thèse. En effet, on ne
classe plus guère Camus sous l’étiquette de l’existentialisme, bien
que maints thèmes majeurs dans son œuvre semblent s’y rattacher :
la solitude de l’homme, l’insoutenable question de la morale, le
regard d’autrui etc. Or, l’une des choses qui précisément ferait obs-
tacle à un classement existentialiste, c’est la fonction qu’exerce la
nature dans la prose de Camus – et probablement, nous venons de
le supposer, dans sa pensée la plus profonde.
La nature est rarement contemplée d’un seul coup, en une vue
d’ensemble, mais, là aussi, élémentaire : aveuglante pour Meursault
dans L’étranger, fumante et pluvieuse pour Clamence dans La chute,
inconquérable pour bien des personnages de L’exil et le royaume. Or,
cette nature ramenée à sa matière élémentaire, précisément, dérange
et s’oppose aux tentatives d’interprétation, dans la mesure où elle
empiète sur le déroulement du récit, sur les consciences ou, ce qui
est souvent le cas, sur les prises de conscience des personnages pour
mettre de l’opacité partout. Elle ne joue certainement pas le rôle
descriptif qui nous aiderait à mieux comprendre la situation psy-
chologique, sociale ou politique des personnages; elle s’emparerait
plutôt d’eux pour imposer son propre thème, sa propre loi, sa propre
pensée difficile, car désormais non-imputable aux hommes, mais
venant, doucement ou violemment, des éléments de la nature.
Qui ne se souvient pas du soleil aveuglant de L’étranger ? Et
même si le soleil et la chaleur imprègnent de leur ambiance mena-
çante le roman tout entier, dès l’enterrement de la mère dans pre-
mier chapitre, l’eau s’impose comme l’autre grand pôle du roman.