Milli mála - 01.06.2016, Qupperneq 202
UNE PENSÉE DE L’EAU
202 Milli mála 8/2016
il évoque un village qui « reste derrière nous avec l’eau triste de son
soleil »26, de même que Le désert se clôt sur « les eaux vives du bon-
heur » et sur Florence s’effaçant dans l’image de « son ciel mêlé de
larmes et de soleil »27. L’été à Alger, quant à lui, évoque dans sa
dernière page les « [p]remières pluies » de septembre : « Le soir où
après la pluie, la terre entière, son ventre mouillé d’une semence au
parfum d’amande amère, repose pour s’être donnée tout l’été au
soleil. Et voici qu’à nouveau cette odeur consacre les noces de
l’homme et de la terre […] »28.
Revenons en effet à l’exemple inaugural des Noces à Tipasa pour
nous rappeler que les noces en question désignent en réalité « un
jour de noces avec le monde »29 , mais aussi que, dès le début,
Camus met sur le même plan la nature et la mer, comme si la mer
était en droit d’exprimer la nature entière : « C’est le grand liberti-
nage de la nature et de la mer qui m’accapare tout entier »30. Aussi
ces fausses noces, ces noces polymorphes, s’arrêtent-elles, dans leurs
embrassades avec le monde, à l’expérience de la mer : « Il me faut
être nu et puis plonger dans la mer, encore tout parfumé des es-
sences de la terre, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau
l’étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps
la terre et la mer »31. Et lorsque, 15 ans plus tard dans le recueil
intitulé L’été, le désir de retourner à Tipasa naît chez Camus, c’est
dans une atmosphère imprégnée d’eau : « Depuis cinq jours que la
pluie coulait sans trêve sur Alger, elle avait fini par mouiller la mer
elle-même. [...] de quelque côté qu’on se tournât alors, il semblait
qu’on respirât de l’eau, l’air enfin se buvait »32.
Que cette présence massive de la mer et de l’eau ne soit pas le
fruit du hasard, mais traduise un sentiment profond chez Camus,
d’autres essais le laisseront entendre par la suite ; contentons-nous
de citer un passage du dernier essai de L’été, voire de ces fragments
d’une sorte de journal de bord rassemblés sous le titre énigmatique
26 Le vent à Djémila, N, 32.
27 Le désert, N, 70.
28 L’été à Alger, N, 50.
29 Noces à Tipasa, N, 17.
30 Noces à Tipasa, N, 13.
31 Noces à Tipasa, N, 13.
32 Retour à Tipasa, ET, 155.