Milli mála - 01.06.2016, Page 203
ANNE ELISABETH SEJTEN
Milli mála 8/2016 203
qui, précisément, nous retient : La mer au plus près. En rapportant
des « [j]ournées en mer »33, l’auteur semble en effet vouloir plonger
dans la mer en plus parfaite affinité avec sa constitution aquatique,
jusqu’à ce que la mer se métamorphose en eau : « Pleines eaux. Le
soleil descend, est absorbé par la brume bien avant l’horizon. Un
court instant, la mer est rose d’un côté, bleue de l’autre. Puis les
eaux se foncent [...]. Et à l’heure du grand apaisement, dans le soir
qui approche, des centaines de marsouins surgissent des eaux, cara-
colent un moment autour de nous, puis fuient vers l’horizon sans
hommes. Eux partis, c’est le silence et l’angoisse des eaux primiti-
ves »34. Tandis que l’expérience de la mer dans les Noces prenait la
forme d’une exaltation heureuse, évoquant par là une vision plutôt
fusionnelle entre l’homme et la nature, elle atteint donc, dans ce
dernier essai de L’été, un certain degré de gravité, voire d’anxiété ;
car la mer, saisie au plus près, n’est rien d’autre que l’eau primitive
qui donne lieu au « silence » et à « l’angoisse ».
Il est vrai que d’autres essais, moins poétiques, gardent plus de
distance vis-à-vis de la nature. Toujours est-il que, là aussi, la na-
ture semble se loger dans des concepts peu élaborés, tel celui du
monde dans Le mythe de Sisyphe (1942), ce monde qui marque l'irre-
cuctible et l'inhumain dans la réflexion que Camus propose sur
l’absurde. Par contre, les paysages saisis comme des « états d’âme »,
qualifiés « [d]es plus vulgaires »35, Camus éprouve pour eux une
aversion toute « naturelle ». Si la réflexion philosophique, avec ce
qui demeure d’aspiration à la clarté et à la logique en elle, a du mal
à traiter de la nature, comme on traite d’autres sujets, c’est donc
qu’elle doit se soumettre à une parole qui au fond n’est pas la sienne.
D’où l’incertitude que le lecteur des essais de Camus peut éprouver
face à cette étrange mise en scène, parfois pathétique, de la nature
où le bonheur et la hantise de la mort se font indiscernables. Comme
une sorte de zone obscure, la nature se dérobe à la réflexion philo-
sophique pour parler sa propre langue à la fois familière et étran-
gère. Voilà pourquoi l’essayiste non plus ne dit mot sur son attache-
ment aux éléments, et, peut-être plus secrètement, à l’eau. La radi-
33 La mer au plus près, ET, 175.
34 La mer au plus près, ET, 174.
35 Noces à Tipasa, N, 24.