Milli mála - 01.06.2016, Qupperneq 206
UNE PENSÉE DE L’EAU
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élémentaires aurait certainement du mal à s’affranchir de son réa-
lisme allégorique. Bien que la physionomie hideuse de la peste ap-
pelle les images les plus noires de la matière liquide (vomissements
de bile et de sang) et que ses victimes soient dévorées par la soif, la
fonction allégorique de la peste comme fléau moral – voire nazi –
est si manifeste que toute autre interprétation devient forcée.
N’oublions toutefois pas de rappeler la scène, l’une des plus belles
pages de La peste, où le docteur Rieux et son ami, l’intellectuel
Tarrou, pour affirmer leur amitié profonde, nagent ensemble en
pleine nuit, dans « la nuit […] sans limites »43. Ainsi « [c]ette res-
piration calme de la mer [qui] faisait naître et disparaître des reflets
huileux à la surface des eaux » va-t-elle rythmer et s’unir à la respi-
ration des deux hommes : « Il [Rieux] nageait régulièrement. Le
battement de ses pieds laissait derrière lui un bouillonnement
d’écume, l’eau fuyait le long de ses bras pour se coller à ses jambes.
[…] Il respira longuement. Puis il perçut de plus en plus distincte-
ment un bruit d’eau battue, étrangement clair dans le silence et la
solitude de la nuit. Tarrou se rapprochait, on entendit bientôt sa
respiration. Rieux se retourna, se mit au niveau de son ami, et nagea
dans le même rythme. […] Pendant quelques minutes, ils avancè-
rent avec la même cadence et la même vigueur, solitaires, loin du
monde, libérés enfin de la ville et de la peste »44. Même en pleine
dévastation de la peste, l’eau fait une irruption poétique pour sug-
gérer le bonheur des hommes qui s’aiment fraternellement sans
avoir à se le dire.
Même La chute, le roman le plus urbain de Camus, ne peint-il pas
l’Amsterdam des brumes, des canaux, de la neige et des pluies, bref,
cet « espace de maisons et d’eaux, cerné par des brumes, des terres
froides, et la mer fumante comme une lessive »45 ? Non seulement
il pleut sans cesse dans La chute, mais l’eau organise le déroulement
narratif du récit de Clamence, dans la mesure où des observations
sur la pluie déclenchent un nouveau pan de l’histoire qu’il raconte
à son dit compagnon : « Tiens, la pluie tombe de nouveau. Arrêtons-
nous, voulez-vous... [...] Puisque la pluie redouble et que nous
43 Ibid., p. 254.
44 Ibid., p. 255.
45 La chute, Paris : Gallimard, coll. Folio, Paris, 1976 [1956], p.17.