Milli mála - 01.06.2016, Page 208
UNE PENSÉE DE L’EAU
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très bien s’il faut lire « solitaire » ou « solidaire ». Il n’en demeure
pas moins vrai que cette pensée de l’exil surgit de la nature, se mêle
à elle, si bien qu’elle en devient inséparable. Camus a d’ailleurs
précisé lui-même que « [l]e royaume coïncide avec une certaine vie
nue que nous avons à retrouver, pour renaître enfin »48. Or, à lire les
nouvelles, on dirait que cette « vie nue » passe par la nature, retrou-
vée elle-même dans la nudité des éléments.
Il y a tout d’abord Janine, dans La femme adultère, dont l’infidé-
lité est de se donner, non pas à un autre homme, mais à la nature,
et, nous le verrons en guise de conclusion, à l’eau délivrante. Dans
le terrible récit, Le renégat, le malheureux missionnaire subit le puis-
sant soleil « torride » et « cruel », le « pouvoir absolu » et maléfi-
que du feu. Dans Les muets, Yvars, le tonnelier à la fois en lutte pour
son travail et traversant la crise de la quarantaine, incarne le repli
auprès de l’eau mélancolique, de cette mer qu’il ne regarde plus,
que le soir, parce qu’elle « ne [lui] promettait plus rien »49. Ce qui
a changé pour Yvars, c’est justement son rapport à la mer qu’il
longe chaque matin sur sa bicyclette pour aller au travail. Yvars ne
la regarde plus, alors que, « [q]uand il avait vingt ans, il ne pouvait
se lasser de la contempler » et qu’« elle lui promettrait une fin de
semaine heureuse à la plage »50. C’étaient alors « ces journées vio-
lentes » comparables au bonheur de Meursault : « L’eau profonde et
claire, le fort soleil, la vie du corps, il n’y avait pas d’autre bonheur
dans son pays »51. Et lorsqu’il se rend compte, avec regret et amer-
tume, que « ce bonheur passait avec la jeunesse », c’est encore en
regardant la mer avec sa femme, « la mer douce du soir »52.
Puis, dans L’hôte, Daru, l’instituteur pied-noir, reçoit l’ordre de
livrer un Arabe et se trouve ainsi devant un difficile choix moral,
mais là aussi le récit se mesure à l’intransigeante nature, à « ces
plateaux calcinés mois après mois »53, à la neige qui vient de tomber,
48 Albert Camus, Théâtre, romans, récits, Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964, p. 2039.
49 Albert Camus, Les muets, L’exil et le royaume, Paris : Gallimard, Coll. Folio, 1972 [1957], p. 65.
Désormais, nous renverrons à cette œuvre sous le sigle « ER » tout en indiquant le titre entier de
la nouvelle dont provient la citation. Les sigles précèdent, sans autre indication, le chiffre renvo-
yant à la page de la citation.
50 Les muets, ER, 62.
51 Les muets, ER, 62.
52 Les muets, ER, 77.
53 Les muets, ER, 83.