Milli mála - 01.06.2016, Blaðsíða 209
ANNE ELISABETH SEJTEN
Milli mála 8/2016 209
bref, à ce « pays cruel » que pourtant il aime. Car cette terre rude
constitue la sagesse et la sensibilité de Daru, son cœur et son âme.
C’est pourquoi l’humanisme de Daru, comme celui de Camus (on a
souvent noté la similitude des deux noms), n’est pas véritablement
celui des hommes. Son geste d’humanité lui est strictement enseigné
par la nature inhumaine de son pays : « Le pays était ainsi, cruel à
vivre [...] Mais Daru y était né. Partout ailleurs, il se sentait exilé »54.
En contemplant à la fin du récit les images du ciel, de la terre et de
la mer absente, il comprendra l’immense solitude de cet humanisme,
inhumain, mais le seul qui vaille : « Daru regardait le ciel, le plateau
et, au-delà, les terres invisibles qui s’étendaient jusqu’à la mer. Dans
ce vaste pays qu’il avait tant aimé, il était seul »55.
Quant à l’allégorique Jonas, la cinquième nouvelle, on y constate
en revanche un apparent oubli des éléments. Jonas, l’artiste-peindre,
est si mondain, si sollicité par ses admirateurs qu’il n’a pas le temps
de vivre le monde, bientôt non plus de le peindre. Pourtant, s’il y a
un élément qui se manifeste dans cette nouvelle, c’est l’air. Jonas, en
crise, va se mettre à peindre des ciels, et lorsque, à la fin, il fuit enfin
le monde artificiel et hypocrite pour se cacher dans une soupente
qu’il a fait construire sous le toit de son appartement, il va en réalité
se mettre à l’écoute du vrai monde, jusqu’à ce que l’air vibrant des
sons le reconduise à ceux qu’il aime :« il écoutait son propre cœur
[...] Il entendait les grognements de ses enfants, des bruits d’eau, les
tintements de la vaisselle. Louise parlait. Les grandes vitres vibraient
au passage d’un camion. Le monde était encore là, jeune et adorable :
Jonas écoutait la belle rumeur que font les hommes »56.
Dans la dernière nouvelle, La pierre qui pousse, l’eau revient avec
force. Le récit pour ainsi dire trempe dans l’eau, avant même de de-
venir l’histoire d’Arrast. Dans une longue séquence d’ouverture de
huit pages, l’eau fait son travail, apparaissant sous d’innombrables
formes, d’abord se mariant à la terre (« la piste [...] boueuse ») et à
l’air (« léger brouillard ») pour ensuite osciller entre l’image cen-
trale du « fleuve » et des ornements aquatiques autour de lui, si bien
que l’espace se comble d’eau. On note ici à quel point Camus sait
54 L’hôte, ER, 83.
55 L’hôte, ER, 99.
56 Jonas ou l’artiste au travail, ER, 138–139.