Milli mála - 01.06.2016, Side 210
UNE PENSÉE DE L’EAU
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fabriquer ce que Bachelard dans L’eau et les rêves appelle des « eaux
composées », puisque tout en favorisant l’eau, il aime à jouer avec ses
combinaisons avec les autres éléments. De là, peut-être, tant de bru-
mes chez Camus, car la brume, selon Bachelard, c’est « l’union de
l’air et de l’eau »57.
Or, toutes ces images de l’eau, qui ne font que se renforcer en
s’alliant à celles de la nuit, vont continuer à couler au rythme du
fleuve le long du récit pour tisser ainsi l’histoire d’Arrast, ingénieur
français qui s’est rendu dans un village brésilien pour construire une
digue destinée à empêcher l’inondation périodique des bas quartiers
pauvres, et qui nouera une amitié profonde avec les indigènes noirs.
Ainsi, à la fin, c’est l’eau qui va dire son bonheur, un bonheur
d’ailleurs là aussi solitaire : « Seule, la rumeur du fleuve montait
jusqu’à eux à travers l’air lourd. D’Arrast, debout dans l’ombre,
écoutait, sans rien voir, et le bruit des eaux l’emplissait d’un bon-
heur tumultueux »58.
En effet, il y a dans cette dernière nouvelle plus de trois cents
allusions à l’eau, aux images de l’eau, et si nous avons pu faire cette
brève caractérisation « grossière » de l’impact sur le déroulement
narratif d’une parole des éléments dans les six nouvelles – l’eau pro-
fonde de La femme adultère, le soleil et le feu du Renégat, l’eau mélan-
colique des Muets, le ciel et l’air de Jonas, la terre, le minéral et, là
aussi, l’eau durcie de la neige dans L’hôte, et, enfin, l’eau fraternelle
de La pierre qui pousse – c’est que, à un niveau encore plus formel et
moins allégorique de l’écriture, ces textes fourmillent d’images ma-
térielles. La narration s’appuie sur un tel fourmillement d’images
matérielles, et surtout aquatiques, qui ne servent pas directement à
symboliser un état d’âme, mais qui par leur seule présence renfor-
cent la puissance d’un élément. Dans Les muets, pour donner un seul
exemple, il est ainsi question de « rues humides »59, d’un « toit de
tôle ondulée »60, de « pavés encore mouillés de l’humidité noctur-
ne »61, de même qu’une simple « douche »62 se transforme en une
57 Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, Paris : Livre de poche, 1994 [1942], p. 111.
58 La pierre qui pousse, ER, 185.
59 La pierre qui pousse, ER, 66.
60 Les muets, ER, 66.
61 Les muets, ER, 61.
62 Les muets, ER, 78.