Milli mála - 01.06.2016, Side 211
ANNE ELISABETH SEJTEN
Milli mála 8/2016 211
« pluie d’eau »63.
3. Vers une pensée de l’eau
Cet usage de la nature, saisie au niveau des éléments matériels, va
d’une certaine manière en deçà de la nature représentable. Si la
prose de Camus se fait poème, c’est peut-être que la nature véhicu-
lée par cette prose se fait matière. Autrement dit, si la nature est
disloquée ici, ce serait pour redescendre vers sa réalité opaque de
matière. C’est en ce sens que l’écriture de Camus nous semble faire
écho à la pensée de Gaston Bachelard, car Bachelard, précisément,
s’intéresse à « l’imagination matérielle » qui, selon lui, est une
« faculté de former des images qui dépassent la réalité »64.
Pour résumer trop brièvement les thèses de Bachelard, il faudrait
rappeler que l’essentiel de l’œuvre d’art, voire l’œuvre poétique, se
joue sur le plan matériel. Car outre les images de la forme, pour
ainsi dire les belles formes qui séduisent à la superficie de l’œuvre,
il y a des images de la matière. Ces images opèrent à un niveau plus
profond, voire ontologique, puisqu’elles saisissent l’homme dans
son « intimité substantielle »65. Bachelard parle aussi du « germe
de l’être »66 pour désigner cette « complexité première »67, voire
primitive que « montrent » sans intermédiaires les images matériel-
les. On comprend, du même coup, que l’instance intellectuelle
susceptible de saisir cette réalité dépassant non seulement la réalité
empirique, mais aussi la réalité esthétique, n’est pas celle de la rai-
son, ni d’ailleurs celle de l’imagination des formes artistiques, mais
celle du rêve.
Ce rapprochement avec Bachelard est d’autant plus tentant que
Bachelard a traité spécifiquement des images matérielles selon leur
appartenance à l’un des quatre éléments, donc aussi des images
substantielles de l’eau. Car, répétons-le, c’est l’eau qui nous semble
permettre l’unité de la nature disloquée dans la prose lyrique de
Camus. Il est vrai que l’on a rapproché Camus des images du soleil,
63 Les muets, ER, 77.
64 Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, p. 25.
65 Ibid., p. 8.
66 Ibid., p. 8.
67 Ibid., p. 14.