Milli mála - 01.06.2016, Blaðsíða 212
UNE PENSÉE DE L’EAU
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de la terre méditerranéenne ensoleillée jusqu’à l’appeler « frère de
soleil »68, mais à regarder ses textes au plus près, on constate que
l’eau apparaît comme une sorte d’« immanence grise ». Le plus
souvent, tous les éléments entrent en jeu, voire en lutte, mais pour
aboutir, subrepticement, délicatement ou subtilement, à l’eau.
Dans les Noces à Tipasa, véritable manifeste de l’union des éléments,
le tout premier passage de l’essai s’ouvre sur l’image du soleil divin
(« [a]u printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux par-
lent dans le soleil ... »), pour finir aussitôt, au cours d’une arabesque
qui intègre tous les éléments, par rimer avec l’eau en s’arrêtant à la
mer (« [à] peine, au fond du paysage, puis-je voir la masse noire du
Chenoua qui prend racine dans les collines autour du village, et
s’ébranle d’un rythme sûr et pesant pour aller s’accroupir dans la
mer »69).
Même dans les nouvelles de L’exil et le royaume où l’eau est ab-
sente ou en retrait, comme dans Le renégat et Jonas, on se demande
si cette négation de l’eau ne fait pas le malheur des protagonistes
qui ne parviennent pas à entrer en contact avec l’être liquide en eux-
mêmes. Même si le missionnaire pleure et transpire, la couche hu-
mide de sueur et de larmes ne peut le protéger de l’action violente
du soleil. Quant à La femme adultère, tous les éléments coopèrent : le
début est marqué par l’image du vent et de la terre, ce « vent sa-
bleux »70 qui va souffler tout le long du récit, pousser Janine à
tendre « l’oreille à un appel [...] tout proche »71, à se jeter « dans la
nuit »72 pour y trouver l’eau dans le désert. Ajoutons, en y insistant
encore une fois, que même La chute, roman qui plutôt évite la na-
ture au bénéfice de l’urbain, se construit sur une toile de fond par-
semée d’images aqueuses.
S’il y a ainsi dans l’œuvre de Camus une courbe invisible qui
mène à l’eau, c’est peut-être dû au fait que ce soit l’eau qui lie et
transforme. Elle est, par excellence selon Bachelard, « l’élément
transitoire. [...] la métamorphose ontologique essentielle entre le
68 Voir ainsi le titre de l’ouvrage biographique d’Emmanuel Roblès: Camus, frère de soleil, Paris :
Editions du Seuil, Paris, 1995.
69 « Noces à Tipasa », N, 11.
70 La femme adultère, ER, 11.
71 La femme adultère, ER, 31
72 La femme adultère, ER, 32.