Le Nord : revue internationale des Pays de Nord - 01.06.1941, Blaðsíða 302
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LE NORD
La partie la plus facile á saisir de la philosophie de Kierke-
gaard, au rnoins dans ses grands traits, est certainement celle qu’il
a nommée la philosophie des stades de la vie, ou philosophie des
spheres d’existence. II y distingue trois stades principaux: le stade
esthétique, le stade éthique, le stade religieux. Si l’on veut carac-
tériser d’une maniére abstraite ces trois stades principaux, on peut
dire que l’esthéticien, c’est l’homme qui vit dans l’instant, dans le
moment isolé; l’éthicien, celui qui vit dans le temps, dans la con-
tinuité vitale; le religieux, celui qui vit en rapport avec l’éternité,
c’est-á-dire celui pour lequel l’instant et le temps, le temporel,
n’ont d’importance qu’en rapport avec l’éternité. Ces stades,
Kierkegaard les a exposés á la fois en philosophe, en psychologue
et en artiste dans plusieurs de ses chefs-d’œuvre, notamment dans
De deux choses l’une et dans Les stades de la vie.
Considérons-les de plus prés. Pour les esthéticiens, la jouis-
sance est le but de l’existence. Ils vivent dans l’instant et re-
cherchent le plaisir de l’instant. Dans ce stade il s’agit de se tenir
libre de tout lien et de toute obligation, de planer au dessus des
contingences de la vie. L’esthéticien ne touche que par la tangente
au cercle de l’existence. II se garde par exemple de toute amitié
réelle comme de toute fonction publique, et fuit le mariage. C’est
qu’á ses yeux toute répétition émousse le sentiment. Il faut donc
constamment rechercher du nouveau et le mieux est d’adopter
une attitude aussi arbitraire que possible á l’égard des événements
de l’existence.
C’est dans la premiére partie de De deux choses l’une que l’on
rencontre la description la plus nette de la conception de la vie
telle que la comprend l’esthéticien. On y trouve deux esthéticiens
de caractére trés différent. Le premier, que l’on appelle l’esthé-
ticien A, est un jeune homme mélancolique, que la vie sous toutes
ses formes laisse indifférent et qu’une sorte de calme désespoir
jette dans l’esthétisme. Ce personnage est visiblement inspiré par
ce qu’a été Kierkegaard lui-méme, comme on le verra plus loin,
entre 1836 et 1839 environ. L’autre esthéticien est un type de
Don Juan vigoureux et heureux de vivre, présenté sous le nom
de Johannes le Séducteur. L’art et les femmes sont tout pour lui
et il développe dans un journal — Le Journal du Séducteur —
une philosophie esthétique et raffinée de la jouissance, illustrée par
l’histoire d’une séduction.
Passons aux éthiciens. Pour eux, le sens de l’existence est de
vivre une vie de devoir et de responsabilité. Alors que les esthéti-