Le Nord : revue internationale des Pays de Nord - 01.06.1941, Blaðsíða 306
300
LE NORD
des diverses conceptions de la vie. Il était á la recherche de
« l’idée pour laquelle il voulait vivre et mourir ». Le point cul-
minant de cette période de fermentation fut marqué par un événe-
ment extérieur, qu’il appelle lui-méme « le grand tremblement
de terre » et qui se produisit vraisemblablement vers 1834—1835
lorsqu’il était ágé de 21 ou 22 ans. II en parle dans son Journal
en ces termes: « Ce fut alors que survint le grand tremblement
de terre, le terrible renversement qui, soudainement, m’imposa
une nouvelle et infaillible loi d’interprétation de tous les phéno-
ménes. Je devinai que le grand áge de mon pére n’était point
une bénédiction divine, mais plutöt une malédiction; que les re-
marquables facultés intellectuelles de notre famille étaient unique-
ment destinées á se déchirer mutuellement; je vis en mon pére un
malheureux qui devait survivre á nous tous, dressé comme une
croix sur la tombe de toutes ses espérances; je sentis croítre autour
de moi le silence de la mort. Un péché devait peser sur la famille
entiére, une punition de Dieu planait au-dessus d’elle: elle était
condamnée á disparaítre, á étre effacée par la main puissante
de Dieu, exterminée comme une expérience manquée, et je ne
pus trouver de soulagement, parfois, que dans cette idée que mon
pére avait été chargé de la lourde mission de nous rassurer par
les consolations de la religion, de nous donner le viatique, afin
qu’un monde meilleur nous fut au moins ouvert, méme si nous
devions perdre tout ce que nous avions dans le monde d’ici-bas,
méme si nous étions frappés de la punition que les Juifs deman-
daient toujours pour leurs ennemis: que notre souvenir fut com-
plétement exterminé, qu’on ne nous retrouvát plus ».
On ne sait pas encore au juste quels sont les événements aux-
quels Kierkegaard fait allusion. Mais il est de fait qu’au cours
des années 1832—34 il y eut dans sa famille un nombre frappant
de morts. En 1834 il ne restait plus en vie que le vieux pére et
deux enfants, á savoir Kierkegaard et l’aíné de ses fréres. Cette
pensée s’est incrustée en lui que les enfants devaient tous mourir
avant le pére et que c’était lá la punition de Dieu de quelque
péché commis au cours de l’existence de la famille. Cette idee
révolta le jeune Kierkegaard. Il se jeta dans la vie pour, au moins,
avoir vécu pendant qu’il en était encore temps. Il abandonna ses
études et fréquenta des milieux d’écrivains et d’acteurs de mœurs
légéres; il fit d’importantes dettes. Mais ses craintes ne se réalisé-
rent point. Le pére mourut en 1838 et les deux fils lui survé-
curent. Kierkegaard cessa alors la vie qu’il avait menée et termina